Je voulus la suivre, mais le vieillard leva la main pour me retenir.
- Ami des ombres, dit-il, veux-tu m'écouter un instant ?
J'hésitai, puis acquiesçai et m'assis sur l'autre banc. J'éprouvais un sentiment d'angoisse ; j'eus l'impression qu'une chose désagréable se préparait pour moi.
- Il y a une chose qui doit être dite, reprit le Tisserand Gris, et je la dirai sans nul désir de te peiner, si toutefois les fantômes peuvent éprouver de la peine. Voici : Galatée t'aime, même si je crois qu'elle ne le sait pas encore.
- Je l'aime aussi, répondis-je. Comment pourrais-je ne pas l’aimer ?
Laocôon me regarda, stupéfait.
- Je ne comprends pas. La substance, certes, peut aimer une ombre, mais comment une ombre peut-elle aimer la substance ?
- Qu'y a-t-il à comprendre ? Je l'aime, répétai-je.
- Alors malheur à vous deux ! Car cela est impossible à Paracosma ; c'est en conflit avec les lois. Le conjoint de Galatée est choisi, peut-être même arrive-t-il en ce moment.
- Les lois ! les lois ! marmonnai-je. Les lois de qui ? Pas celles de Galatée ni les miennes !
- Mais elles existent, insista le Tisserand Gris. Ce n'est pas à toi ni à moi de les critiquer... encore que je me demande quelle puissance a pu les annuler pour permettre ta présence ici !
- Je n'ai pas eu mon mot à dire, pour ces lois !
Le vieil homme m'observa attentivement dans la pénombre du crépuscule.
- Quelqu'un a-t-il jamais, où que ce soit, son mot à dire sur les lois ?
- Dans mon pays, oui.
- Folie ! gronda Laocôon. Des lois faites par des hommes ! A quoi peuvent servir les lois des hommes, avec uniquement des peines prévues par des hommes, ou point de peine du tout ? Si les ombres que vous êtes font une loi interdisant au vent de souffler de l'ouest, le vent obéira-t-il ?
- Nous votons de telles lois, dus-je reconnaître amèrement. Elles sont peut-être stupides, mais pas plus injustes que les vôtres.
- Les nôtres, déclara le Tisserand Gris, sont les lois inaltérables de l'univers, les lois de la Nature. Leur violation, c'est toujours le malheur. Je l'ai vu ; je l'ai connu chez une autre, la mère de Galatée, bien que Galatée soit plus forte qu'elle... Alors je te demande simplement ta compassion ; ton séjour parmi nous est bref, et je te demande de ne pas faire plus de mal que tu n'en as déjà fait. Sois miséricordieux ; ne lui apporte pas davantage de regrets.
Il se leva et franchit l'arche ; quand je le suivis, un moment après, il extrayait déjà un carré d'argent de sa machine scintillante. Je me retirai, silencieux et triste, dans ma propre chambre, où le jet d'eau tintait faiblement comme une clochette lointaine.