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Préface
Joseph-Jules
Mokto, mon papa, m'avait fait honneur en acceptant de préfacer mon livre. Il
était journaliste et écrivain, et je me suis sentie privilégiée par cet accord.
Hélas, il n'a pas eu le temps de m'envoyer son texte. Il s'en est allé – trop
tôt. N'ayant pas eu l'occasion de lire ce qu'il avait écrit pour moi, de
découvrir son cadeau, je tiens à conserver cet espace en mémoire de lui.
C'était son espace, où je dépose son image et ces mots : nous t'aimerons à
jamais.

Prologue
Cher lecteur,
Bien qu’on
ne se connaisse pas, je vous livre ce récit sans fioritures, dans sa crudité,
sur le ton d’une confidence à un ami.
Vous voilà
prévenu, mon témoignage est un condensé de colère, de tristesse et de joie. Au
gré de mes pérégrinations dans une vie antérieure, cette histoire est ponctuée
d’évocations de ma vie actuelle, que vous pourriez trouver narcissiques.
Sans langue
de bois, confiante en la magie de l’écriture plus qu’en mes potentialités à
maîtriser les subtilités de la rhétorique, je m’escrime à trouver les mots et
les tournures propres à vous livrer, au fil du tissage maladroit de ces
feuilles, mes émotions et mes interrogations, demeurées pour certaines en suspens.
Souffrez que je vous livre, sans détours, le fond de ma pensée, les racines de
ma blessure ainsi que les motivations de ma bataille.
Je ne suis
pas une professionnelle de l’écriture mais ce n’est pas cet aspect des choses
qui importe. Qui suis-je pour écrire sur la vie ? Sur ma vie ? Vous
ne manquerez certainement pas de vous poser ces questions. D’autant plus que ce
sont habituellement les grands hommes qui écrivent sur leur vie… et qui
délivrent des leçons grandioses destinées au genre humain. Moi, qui suis-je
pour écrire et qu’aurais-je de particulier à partager avec les autres ?
« Qui suis-je ? » est la question qui me taraude depuis
toujours, à laquelle je n’ai pas trouvé de réponse. En tout cas, pas de réponse
toute faite. Et encore moins d’explication satisfaisante. Je dois vous avouer
que c’est cette question du « Qui suis-je ? » qui a conditionné
et continue d’influencer mon existence. Je me la pose encore et toujours.
2004. C’est
l’année où tout bascule dans ma tête et dans mon corps, où je me lance dans la
rédaction de ce livre que je laisse tomber après quelques semaines. Pourquoi
ai-je abandonné ? Les raisons, vous les découvrirez au fil de mon
histoire.
Aujourd’hui,
je me sens étrangement libérée de toute appréhension à même de plomber mon désir.
Je suis prête, plus que jamais, à partager cette expérience de vie avec vous.
Je suis tenue d’aller jusqu’au bout de cette biographie, entamée il y a
quelques années. J’espère qu’une fois votre lecture achevée, vous consentirez à
me livrer en toute franchise vos impressions. Mais, plus que tout, j’espère que
le partage de mon expérience permettra qu’à d’autres soient épargnés les
déboires, les désillusions et les quiproquos qui ont gâché mon enfance et mon
adolescence, ainsi qu’une partie de ma vie d’adulte.
Je suis née
dans une région où naître blanche de parents noirs est une catastrophe car la
dépigmentation est tenue pour le signe d’une malédiction, conditionnant
d’avance votre existence. Vous comprendrez que, dès la petite enfance, j’ai
connu les affres de la stigmatisation et de l’exclusion.
Je vous
souhaite bon voyage dans mon monde et mes questionnements.
Annie Mokto
1. Au commencement
En Afrique,
la naissance d’un enfant est un événement qui donne libre cours à la liesse de
parents comblés, prompts à partager leur bonheur avec la famille au sens large
et, au-delà, avec la communauté. L’accueil du nouveau-né est marqué par des
libations et des repas qui rassemblent les voisins ainsi que le ban et
l’arrière-ban des parents ; proches ou lointains se rassemblent. En un mot
comme en cent, le nouveau-né fait une joyeuse entrée en ce bas monde, saluée
par des youyous, des félicitations aux parents et des remerciements aux
ancêtres. Ordinairement, poules et chèvres sont sacrifiées, la boisson coule à
flots, chants et danses colorent ces moments de communion.
Mais qu’en
est-il de moi, ce 13 mars 1980, lorsque je pointe le bout de mon
nez ? Je suis toute blanche. Et pourtant bien « fille de ma mère et
de mon père ». Quelle tête mes parents font-ils en me voyant ? Ce
n’est pas tous les jours qu’une frimousse couleur ivoire se faufile hors des entrailles
de parents noirs !
Je me
prénomme Annie Cécile.
Mes parents
ont-ils fêté ma naissance comme il sied ? Se sont-ils montrés fiers de
moi ? Ont-ils loué les ancêtres et offert un festin à la parentèle, sans
oublier les voisins ? Ai-je apporté le bonheur aux miens ? La réponse
se cache derrière un écran noir dont je ne parviens pas à percer la mystérieuse
et silencieuse membrane.
2. Petite enfance
Insouciance…
C’est l’état d’esprit qui résume l’atmosphère dans laquelle je baigne. Elle est
adorable, l’indolence dans laquelle je grandis. Je cours dans l’herbe, joue,
ris, m’amuse, à l’égal de tous les enfants. Hélas, ça ne va pas durer !
L’identité singulière, d’ « enfant différent » dont on
m’affuble, traînant son lot de réalités pénibles, commence à sortir ses effets
lorsque j’ai 4 ans. Avant cet âge, ma vie fut des plus agréables, les maigres
souvenirs que j’en conserve en témoignent. C’est pourquoi j’associe les quatre
premières années de ma vie à la candeur et à la légèreté. Si l’on s’en tient
aux faits, mon existence jusque-là était en tous points semblable à celle des
enfants de mon entourage.
Ma grande
amie d’enfance se prénomme Josiane. Nous sommes inséparables, je la considère à
l’égale d’une sœur. Ensemble, nous parcourons les rues de ma ville natale où,
tout doucement, je découvre que je suis différente. À notre passage, les
commentaires éclosent. Nous sommes toutes deux si proches et, pourtant, le
traitement qui m’est réservé détone. Un fait en apparence banal fut le déclic
de mon trouble. On s’adressait à Josiane en formulant son nom. Par contre peu
de gens me nommaient Annie. Ils me taxaient de mapang ou encore de guinguirou,
ce qui signifie « la blanche ». Ces mots me prenaient pour cible et
me touchaient à la manière de flèches, ils étaient porteurs du venin qui me
disqualifiait. Peu à peu, j’avais fini par comprendre que ces termes étaient
offensants et qu’ils m’étaient destinés. Mais pourquoi diantre
m’injuriaient-ils, petits ou grands ? Mystère et boule de gomme ! Mapang !
J’ai grandi sous l’injonction de ce mot insultant qui me déniait une identité
propre. Ils m’ont gratifiée d’un vocable infamant en guise de nom. Ils ont jeté
aux orties le prénom que mes parents m’avaient donné, remplacé par une insulte
qui heurtait l’oreille et saignait mon cœur à blanc. C’est ainsi qu’ils ont
décidé de mon sort et qu’ils ont distordu mon « moi ». Ils ont voulu
m’imposer ce destin commun à toutes les personnes atteintes d’albinisme en
Afrique dont la vie a été épargnée à la naissance : la stigmatisation et
son corollaire, le bannissement.
à suivre...
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