— Vous aviez donc réussi un concours...

— J'y ai même fait une année, dans cette boîte, dit Alfonso... Du diable si je me souviens où c'était !

— Pourquoi n'avoir pas continué ?

— Je préfère parler d'autre chose.

— Vous pourriez me dire ce que vous aimez, ce que vous détestez, ce que vous croyez...

— Quelle énumération ! Je suis comme l'étranger de Baudelaire, qui n'a ni famille, ni patrie, ni attache d'aucune sorte. Il n'aime ni Dieu, ni l'or, ni les hommes...

— Mmh, je sais. Même le mot "ami" lui est étranger. Il n'aime que les "nuages qui passent"... Vous semblez avoir beaucoup lu, pour un clochard.

— Vous aussi, pour un ingénieur.

Jimenez se mit à rire.

— Je n'aime pas l'or, reprit Alfonso. Il me brûlerait les mains. D'ailleurs on ne peut pas aimer ce que l'on ne possède pas.

— On peut aimer une femme sans la posséder.

— Je n’en sais rien. Quelle femme s'intéresserait à un clochard ? J'aime les regarder, en sachant qu'elles ne sont pas pour moi.

— Voilà donc quelque chose que vous aimez !

— A peine, puisque je ne les possède pas.

— Dites-moi, vous avez une vraie mentalité de propriétaire !

— C'est plutôt celle d'un homme qui n'a rien.

— On possède toujours quelque chose, ou quelqu'un.

— Je n'ai ni or, ni femme, ni ami... Il n'y a que Dieu dont je sois sûr.

— C'est là que nos avis diffèrent.

Il y eut un silence.

   J'aime aussi les nuages, continua Alfonso.

   Mouais. Les « merveilleux nuages »…

     Ils me ressemblent. Ils n'engagent à rien. Gratuits, ils appartiennent à tout le monde. Ils sont le luxe du clochard.

— Ils sont changeants. Ils cachent le soleil.

— Le soleil ? C'est la chaleur, la sécheresse.

— C'est la lumière et la vie. Il nous est nécessaire.

— Le nuage est indispensable ; il donne la pluie à la terre.

— Sans soleil nous serions des blocs de glace.

     Sans pluie vous ne seriez qu’un vieil os séché dans le désert. Et puis, votre soleil me fait trop penser à Dieu.

— Que seriez-vous sans Dieu ?

— Rien. En souffrirais-je ? Mais Lui, que serait-il sans nous ? Nous sommes si divertissants ! Sans notre spectacle, il mourrait d'ennui.

— Le soleil, c'est Dieu et c'est la vie. Mais votre nuage, c'est de la pluie, et moi, la pluie me fait penser à la mort.

— Le feu est destructeur. L'eau est là pour le modérer.

— Ou pour l'éteindre.

— Les nuages n'éteignent pas le soleil. Toujours reconstruits, ils sont du rêve inscrit dans le ciel.

— Du rêve ! A part rêver, qu'avez-vous fait de votre vie ?

— Rien. Et vous, monsieur l'ingénieur ?

— J'ai travaillé, j'ai lutté...

— "... J'ai vaincu." Jules César, à présent ! Contre qui avez-vous lutté ? Contre les syndicats ? Glorieuse victoire !

— Riez ! Pendant ce temps vous ne faisiez rien.

— Comment peut-on vivre en travaillant ?

— Comment peut-on vivre sans travailler ? En rêvant ?

— Quoi de plus important que le rêve ?

— La vie, justement !

— La vie, on en profite quand on rêve, pas quand on travaille.

— Le rêve ne nourrit guère !

— Il nourrit d'autre chose.

— De poésie, de philosophie, toutes ces foutaises !

— Sans elles vous ne seriez qu'une bête.

— Sans manger vous ne seriez qu'un cadavre.

— Je serais, mais ne suis pas.

— Parce que vous avez vécu en parasite, peut-être même en voleur !

— Parasite, sans doute. Voleur, jamais !

— Et d’être parasite, ça ne vous a pas gêné ?

— Pas plus que vous de vivre en ingénieur.