GwenGlott !
de Dominique RAPPE

Sur le chemin de Chamgrad...

 

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Les droits d’auteur provenant de la vente de cet ouvrage
seront reversés au profit de l’ASBL « Boléro »,
association de soutien aux familles d’enfants
atteints de phénylcétonurie


 

 

Prologue

 

Son journal intime trônait sur la table. Pourquoi ne l’avait-elle pas mieux caché ?

— Et maintenant, je devrais tout vous expliquer ?

Le silence. Une affiche en face d’elle la narguait : des enfants aux joues rebondies jouaient à saute-mouton dans une prairie fleurie. Le mur jaune l’éblouissait.

— Si je vous dis la vérité, vous ne me croirez pas… Ou vous croirez que je suis folle…

Il se leva brusquement. Janique se tut, surprise. Il commença à déambuler.
Il se tenait le menton. Comme si l’interdiction de fumer dans les lieux publics l’avait privé de sa tétine de nicotine et le contraignait à ce geste bien moins classe.

— Ou bien…

— Il n’y a pas de « ou bien ». Tu n’as pas le choix. Tu dois dire la vérité.

— Vous ne comprenez pas…

— Fais-nous confiance !

Il s’était penché vers elle, appuyé sur la table. Son haleine la percuta. Pénible…

— Fais-nous confiance. Nous sommes là pour t’aider.

— Pour me juger, vous voulez dire…

— Mais non… Tu te rends bien compte que tu t’es exclue à cause de ton comportement. Nous sommes là pour t’aider à revenir dans la société des hommes.

De nouveau, une pause lourde de sens. Tout était-il donc calculé chez ce garde-chiourme ?

— Et éviter que tu lui fasses du mal !

Janique se frotta à son tour le menton. C’était peut-être contagieux.

GwenGlott !

Mais ça, elle ne le dit pas !

 

 

 


 

Première Partie

 

La Tureluronne

 


Mes Mémoires 

1. Les yeux de Constance

 

Quand elle est arrivée à l’école, je n’ai pas fait attention. Elle est venue s’asseoir à côté de moi, par terre, dans le couloir, alors que j’attendais que Lucius ait fini de recopier le devoir de maths. Avoir Constance tout près de moi ne me dérange pas ; elle est tellement discrète…

L’avantage avec elle, c’est qu‘il n’y a pas à subir les réflexions stupides des grognasses qui ont trouvé une nouvelle mode : coter de un à dix le moindre mâle qui passe à leur portée. Leurs critères, mystère, mais leurs gloussements me laissent penser que cela se passe en bonne partie en dessous de la ceinture. Inutile de dire qu’à la piscine, on se croirait à un cours de mathématiques élémentaires. Les chiffres fusent comme les Briques Molles pendant le Tournoi de décembre…

Généralement, Constance se contente de soupirer ; c’est le type de conversation qui a le mérite de me laisser délirer à mon aise…

Cependant, tout à l’heure… Je lui tournais pratiquement le dos pour pouvoir contrôler le pensum de Lucius (interdit de recopier mot pour mot, ou ici, chiffre pour chiffre !). J’ai senti que quelque chose d’inhabituel troublait notre torpeur. Constance soufflait comme un phoque. Je me suis retournée et j’ai vu son visage sous ses mains grêles. Ses cheveux encerclaient sa face ronde et blafarde comme la lune : des filaments de paille en détresse !

— Mais qu’est-ce que tu fous, Constance ?

— Mmmmmm, a-t-elle grogné en secouant la tête de droite à gauche.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Ça !

Ses mains se sont écartées ; j’ai sursauté. Constance maquillée ! Première nouvelle !

Mais le plus bizarre, c’était que le maquillage en question était mauve. Typiquement « gothique », si je me souviens bien d’une image parue dans un article du Journal éducatif ; celui-ci dénonçait ces jeunes et moins jeunes qui, en secret, renouent avec des pratiques d’Avant (avant la Guerre, quoi).

Constance, gothique ? Le mauve donnait à son regard un air plus maladif que d’habitude. Elle qui n’aimait pas se faire remarquer…

— Ça vient d’où, ça ? a demandé Lucius.

— On s’en fout ! Achève ton travail et laisse-moi l’aider à effacer ça. C’est bien ce que tu veux, Constance ?

— À ton avis ?

Nous avons alors entendu les cris d’Éloïne et de Gondole, les chipies de la classe.

— Elle est là ! a crié l’une.

— J’veux revoir ça, a hurlé l’autre.

— Ouh là… Il y a urgence, Constance.

J’ai arraché mon devoir à Lucius (« J’ai pas fini ! »), l’ai fourré dans ma mallette, mais Éloïne et Gondole nous faisaient face. Constance avait repris sa position de fœtus chevelu.

— Aloooooors ? Constance ?

— Coucou… beuh !

Les mains sur le visage, doigts écartés, Gondole mimait la blague classique qui fait rire aux larmes tout nourrisson qui se respecte. Éloïne prit le bras gauche de Constance pour redécouvrir la catastrophe, mais celle-ci résistait en grognant.

— Fous-lui la paix, j’ai dit.

— Qu’est-ce qui te prend ?

J’ai poussé violemment Éloïne qui, surprise, tomba les quatre fers en l’air, la jupe en corolle…

— Mais, t’es malade ? a sifflé Gondole en reculant, impressionnée.

— Tu as dit quelque chose ? ai-je fait en avançant vers elle.

— Viens, elle est folle, elle aussi…, a conclu Éloïne qui s’était relevée précipitamment.

Nous nous sommes regardées quelques secondes, sans rien ajouter. Constance continuait à grogner. C’était ridicule !

Coup de gong : première sonnerie ! Nous avions accès à la classe, dix minutes avant le début du cours.

— Déjà ? dit Éloïne.

— On se grouille, on a maths avec le Tordu ; j’veux pas arriver en retard !

Et elles en ont profité pour décamper. Lucius restait là, hébété. Je pris Constance par les épaules et la secouai.

— Arrête de grogner, Constance. On doit régler ton problème. Et je ne vois qu’une personne apte à nous aider. On galope.

— J’peux pas circuler comme ça…

— C’est un peu tard pour le remarquer. Baisse la tête et mets tes cheveux devant ton visage. On va chez madame Annick.

Départ instantané, juste le temps d’entendre crier Lucius (« Et mon devoir ? ») et haleter Constance qui tentait de parler en courant (« Chez… madame… Annick ? »). Heureusement, l’escalier 3 était dégagé. Les cinquièmes étaient en excursion.

Tout en courant, je râlais sur Constance.

— Purée, Constance ! Comment… Comment tu t’es pas rendu compte plus tôt… que t’étais encore maquillée ?

— Je… J’avais joué tard… et… keuf, keuf… endormie sans m’en rendre compte… Je me suis réveillée en sursaut… keuf… dix minutes avant l’heure de la carriole publique… Pas le temps de me laver.

— Et comment tu as compris ?

— Dans la carriole déjà… Je me demandais pourquoi… le cocher m’avait dévisagée ainsi… Et en arrivant à l’école… keuf… J’ai croisé…

— Éloïne et Gondole, j’ai compris. Accélère ! On y est !

La porte vitrée de madame Annick n’eut pas le temps de refléter notre silhouette que nous étions rentrées comme deux furies dans son local. Surprise, elle poussa un cri soudain en laissant tomber le tas de feuilles qu’elle s’apprêtait à classer.

— Mais vous êtes folles, les petites ?

Inspiration subite : pour couper court à tout débat, je me suis prosternée devant elle, en implorant sa clémence.

— Pardon, madame Annick ! C’est un cas de vie ou de mort !

— Mais relève-toi, Annick.

— Janique, madame… Annick, c’est vous.

Constance avait corrigé, la tête soigneusement baissée et les cheveux pendants.

— Mais pourquoi tu te tiens toute bossue, toi ?

— C’est ça le problème.

Je me suis relevée et j’ai écarté la barrière blonde qui occultait l’objet du scandale. Constance n’a pas pu s’empêcher de pouffer. Et moi aussi.

— Quelle horreur ! Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

— Pas le temps d’expliquer, madame. Aidez-la, au plus vite ! S’il vous plaît…

— Que veux-tu que j’y fasse ?

— Allons, madame Annick. Si vous ne pouvez pas nous aider, c’est le drame.

Constance a alors pris les choses en main.

— Dans votre armoire secrète, vous avez bien de quoi effacer tout ça, non ?

Je n’avais pas prévu ça. Madame Annick est devenue pivoine. Elle a chuchoté, agressive :

— Mon armoire secrète ? Je n’ai pas de secrets, moi ! Comment oses-tu m’accuser ?

Constance ne se laissa pas démonter.

— Je sais de source sûre que c’est vous la Gardienne de l’armoire. Mais nous n’en parlerons à personne, faites-nous confiance.

— De source sûre, de source sûre, bougonna la Gardienne de je ne savais quoi.

— Vite, madame, vite !

Madame Annick dut croire à une menace. Moi, je n’y comprenais rien.

— Fermez les yeux et retournez-vous !

— Pardon ?

— Obéissez !

Impressionnées, nous dûmes obtempérer. J’eus juste le temps de voir le visage blafard de Constance illuminé par un sourire de triomphe.

S’ensuivirent un bruit de clés, une incantation (quelque chose comme « Ô Gruuuhl »), un cliquetis, un double bam de portes qui se ferment et peut-être le gémissement d’un rideau tiré de sa torpeur habituelle.

— Qu’attendez-vous ? Ouvrez les yeux, voyons !

Quand madame Annick aboie ainsi, c’est qu’elle est de méchante humeur ! Elle d’habitude si joviale…

Elle tenait dans sa main un pot en verre teinté, grand comme la main. Après avoir inutilement résisté, le couvercle doré fit un plop indécent et une odeur puissante se dégagea du contenu graisseux.

— Allons, approche-toi. Ferme les yeux !

Constance obéit, tout de suite nettement moins enjouée.

— C’est quoi, madame ? osai-je timidement.

— De la graisse de putois, idiote ! Ferme les yeux, lança la Gardienne à Constance qui avait ouvert ses paupières de surprise.

— Et ça va l’aider à quoi ?

— Beurk, ça pue !

— Ça pue, mais c’est magique ! J’en mets sur tes paupières et ton maquillage mauve, et puis…

Elle brandit un vieux mouchoir en tissu qu’elle plongea sous un filet d’eau froide.

— C’est magique, je vous dis.

Elle commença à frotter énergiquement le visage de Constance qui grimaçait de douleur.

De fait, le mauve s’effaçait avec la graisse qu’elle récoltait sur son mouchoir à carreaux. Mais cela laissait de grosses traces rouges qui témoignaient de la vigueur du frottement.

— C’est vrai, ça part, Constance. Regarde dans le miroir !

Constance osa la confrontation. La Gardienne poursuivit sa tâche. Et toute trace mauve eut bientôt disparu.

— Ô Gruuuhl, marmonna madame Annick.

Ses mouvements étaient accélérés. Encore un plop, le couvercle placé. Un « Fermez les yeux ! » catégorique, souffle du rideau (sans doute), l’armoire qui claque. Fini.

— Et alors, mesdemoiselles ? Vous n’avez pas cours ?

Nous sursautâmes. Le Merlan, notre directeur, était là, im­mense, en costume gris comme un ciel d’octobre. Qu’avait-il vu ?

— Monsieur Merlaen ? Vous désirez ?

— Madame Annick ! Où étiez-vous ?

— J’étais là, monsieur, j’étais là.

— Cachée par ce duo de jeunes filles en goguette… Alors, vous n’avez pas cours ?

— En principe, on a maths.

— Avec qui ?

— Le Tord…

— Monsieur Tudor ! glissa Constance.

— Ah, c’est pour cela que vous êtes ici. Vous avez appris qu’il est absent.

— Monsieur Tudor, absent ? intervint madame Annick.

— Une drôle d’histoire, oui. Hier soir, tout allait bien, la nuit aussi, et ce matin, réveil avec un mal de tête épouvantable. Et de drôles de cernes autour des yeux, m’a dit sa femme.

— Des cernes ? poursuivit madame Annick. C’est fréquent quand on a la migraine.

— Pas de ce type-là, d’après elle.

— Qu’ont-elles de particulier ?

— Leur couleur !

Constance s’avança et parla étonnamment fort.

— Nous allons à l’étude, Monsieur le Directeur.

— Bien sûr, bien sûr. Allez-y, allez-y…

Ma compagne me prit par la main et me tira vigoureusement. J’entendis juste quelques mots se faufilant entre les dents cariées du dirlo : « Elle a pleuré ? ».

Je me laissai tirer sur quelques mètres, puis résistai un instant et Constance me lâcha. Elle s’arrêta. Grave, elle me regarda dans les yeux :

— Pas un mot à propos de tout ça, Janique. Je t’en prie.

— T’inquiète. Je suis une tombe !

à suivre...