Gengis Khan
Le Dernier Sanctuaire

de Philippe POURXET

Thriller historique

 

Prologue

 

Province du Gansu oriental (Chine)

Août 1227

 

Le vieil homme sortit de l’imposante yourte qui s’élevait au centre du campement. Ses traits étaient tirés, témoins d’une longue nuit agitée. Tous, à son passage, s’inclinaient respectueusement, mais le Grand Khan n’y prêtait pas attention. Son esprit demeurait prisonnier de ses pensées. Il se retourna et fixa la silhouette qui se tenait devant l’ouverture de feutre. Mönkhbat, son chamane, lui fit un signe rassurant de la tête et marmonna quelques mots qui n’atteignirent pas son seigneur. Le guerrier prit une profonde respiration et poursuivit sa marche d’un pas décidé.

Devant lui se présentait son cheval préféré, un étalon bai brun, robuste et trapu.

Sans aucune difficulté, il grimpa dessus et partit aussitôt au galop. Quatre guerriers de sa horde suivirent à distance ; ses quatre chiens féroces. Ces cavaliers, eux aussi âgés, l’avaient rejoint dès le début de cette fabuleuse aventure qui devait changer le monde. Jamais ils ne l’avaient quitté, fidèles parmi les fidèles.

Temüjin quitta le tumulte de l’immense campement et ne se retourna pas sur les dernières tentes du guer impérial.

Il se trouvait dans une grande plaine herbeuse. Son visage se radoucit. Ce décor lui rappelait les steppes de son enfance, même si le ciel n’était pas tout à fait le même. Les parfums, eux aussi, étaient différents. Droit sur sa monture, il galopait sans but. Aucun horizon ne pouvait barrer sa vue, il était le Tchingis Khagan, l’Empereur suprême, le Souverain océanique.

Que de temps avait passé !

Il revoyait son enfance. Très jeune, il avait été chassé de son clan à la mort de son père. Lui et sa mère, ainsi que ses deux frères, avaient dû subsister dans la rudesse de la steppe, évitant les autres tribus qui les rejetaient. Mais, il le savait, Tengri, le dieu du Ciel, lui promettait un grand destin. À sa naissance, il tenait bien serré dans son poing un caillot de sang. Ce signe ne pouvait pas mentir, il deviendrait un grand chef. Adolescent, Temüjin, le plus fin des aciers, était grand, sec et robuste, et ce bannissement par les siens avait développé en lui un véritable instinct de survie, une force qui jamais ne devait le quitter. Son père lui avait raconté que ses ancêtres comptaient un loup bleu et une biche blanche, et un chamane lui enseigna qu’une dame fécondée par un rayon de soleil était à l’origine de sa lignée. Dès lors, il ne pouvait demeurer un vagabond, un guerrier à la solde d’un clan.

Sa force, son intelligence et son mariage avec la fille d’un chef de tribu avaient fini par fédérer un grand nombre de clans. Pour la première fois de leur histoire, ces guerriers indépendants ne se combattaient plus. La vision de Temüjin les éclairait d’horizons plus vastes, d’un monde qu’ils devaient conquérir. Quelle émotion quand il vit à ses pieds s’étendre cette mer de combattants prête à marcher sur les empires et royaumes par-delà la Grande Muraille ! Rien ne devait lui résister. Ceux qui osaient se dresser contre lui étaient cruellement massacrés et les cités rebelles étaient impitoyablement rasées. C’était sa loi, et jamais il n’y dérogeait.

L’air frais du matin lui fouettait agréablement le visage. Malgré ses soixante-douze années, il éprouvait toujours ce même bonheur à chevaucher ainsi, au galop, sans réel but. Jamais, il n’avait connu la défaite, mais le temps lui manquait pour conquérir le monde. Cette réflexion lui arracha une grimace. Lui revinrent alors les paroles de son chamane. Cette nuit, au travers de la fumée affolée d’un feu, le sage lui avait annoncé que le temps sur cette terre allait très bientôt prendre fin pour lui. Il avait reçu cette nouvelle avec sagesse, mais une douleur s’était emparée de tout son être. Son œuvre n’était pas achevée, avait-il protesté, mais son chamane, son ami fidèle, avait été catégorique : bientôt, il allait quitter ce monde, ainsi Tengri en avait-il décidé. Même le khan suprême ne pouvait rien contre cette décision divine.

Son regard fut attiré par un mausolée perdu au milieu de la grande prairie. Sans doute recouvrait-il le corps d’un ancien chef ou empereur chinois. La vision de cette tombe en ruine et pillée lui fit l’effet d’une morsure. Son repos éternel ne devait pas être dérangé par des voleurs, des moins que rien. À son retour au camp, il donnerait des instructions en ce sens. Déjà, il savait où il désirait reposer, et cela depuis le commencement.

Il détourna le regard du monument, et frappa de ses rênes l’encolure de son cheval. La monture accéléra un peu plus son galop. Derrière lui, à bonne distance, ses quatre fidèles guerriers suivaient en silence. Le ciel se chargeait de lourds nuages sombres. Ils se rassemblaient en d’épaisses volutes menaçantes. Bientôt, ils envelopperaient toute chose. Temüjin les regardait avec inquiétude. Était-ce le signe dont Mönkhbat lui avait parlé cette nuit ? La manifestation de Tengri ? Il ne savait pas et fouetta à nouveau son cheval. Le vent humide se faisait porteur de l’odeur de sa monture et de l’herbe jeune de la steppe. Ces parfums l’enivraient. Il ne voyait aucun ennemi et le regretta.

Soudain, son cheval fit un écart et se cabra. Surpris par une telle réaction, le cavalier tenta de se maintenir, mais le choc des sabots de l’animal affolé, en retombant sur le sol, finit par le désarçonner. Tout le corps de Temüjin s’abattit violemment à terre, et, à cet instant, le khan comprit ce qui venait de se passer. Un long serpent glissait à travers les herbes hautes en faisant luire ses écailles d’argent. Il avait effrayé son cheval.

Il voulut se relever, mais une douleur atroce le saisit. Déjà ses chiens féroces l’avaient rejoint. Djébé, la flèche, paniqué, sauta de sa monture et se précipita vers son maître. Il tenta de le relever, mais le khan lui fit un signe. Son visage ruisselait de sueur et grimaçait de douleur.

― C’est inutile, parvint-il à articuler.

Ses quatre amis l’encadraient, circonspects. Ils ne savaient que faire. Jamais ils n’avaient vu leur maître ainsi, cloué au sol. Ce fut Subötai qui réagit le premier.

― Qubilai, galope au plus vite au camp et reviens avec Mönkhbat et un char.

Le guerrier opina du chef et sauta sur son cheval.

Déjà, les premières gouttes s’écrasaient sur les visages. Le voile noir de l’orage naissant recouvrait la steppe. Seul au milieu de cette immensité, le petit groupe n’était que points perdus. Un aigle vint les survoler. Il cerclait au-dessus d’eux en criant.

― Tengri, laissa échapper Temüjin, il m’attend et s’impatiente.

― Ne dis pas ça, Grand Khan, Qubilai va revenir avec des secours. Ce n’est qu’une mauvaise chute.

Gengis Khan sourit et ce sourire effraya ses compagnons. Leur maître et ami s’abandonnait à l’idée de la mort. Eux ne le pouvaient. Même s’ils avaient compris que sa colonne vertébrale avait été brisée. Djelmé recouvrit respectueusement le corps de Temüjin d’une épaisse peau de yack alors que Djebé s’efforçait d’allumer un feu. Pour la première fois de leur existence, ces guerriers ressentirent la peur, une peur effroyable, celle que leur inspirait la perte de leur chef bien-aimé.

Au sol, Gengis Khan paraissait serein, détaché de ce qui l’entourait. La mort, il l’avait souvent côtoyée durant son existence et la nuit passée avec Mönkhbat, son chamane, l’avait préparé à accepter la sienne. Mais pourquoi venait-elle si vite ? Il n’était pas tout à fait prêt. Il lui fallait encore s’accrocher à la vie, donner ses dernières instructions. Il savait les empires fragiles et le sien devait lui survivre. Il le fallait. Mais à cet instant, ce n’était pas d’empire qu’il s’agissait. Une chose plus importante le préoccupait : son dernier refuge sur cette terre. Il ne souffrait pas et en fut étonné. La mort s’insinuait en lui avec respect. La vision de l’aigle au-dessus de lui le fit sourire et il adressa une prière muette à Tengri.

Le bruit sourd d’une cavalcade le sortit de sa méditation. Il se mêlait à celui du vent. À la tête du groupe de cavaliers, il reconnut son plus jeune fils, Tolui. À ses côtés, Mönkhbat. Derrière, une petite troupe de guerriers, de généraux affolés.

Encore un peu de temps, Seigneur du Ciel, murmura-t-il.

Comme pour répondre à son vœu, l’aigle poussa un cri aigu dans le ciel. Temüjin cilla deux fois pour remercier le dieu.

Tolui se jeta à terre et s’accroupit auprès de son père. Le chamane les rejoignit avec un temps de retard. La pluie les enveloppait dans un ciel devenu plus sombre que la mort elle-même.

― Père, s’affola le fils.

― Vous autres, s’écria Gengis Khan de sa voix toujours forte, laissez-nous seuls. Mönkhbat, approche.

Le cercle de guerriers s’écarta, laissant en son centre les trois hommes.

― Voilà ce que vous devrez faire une fois que mon esprit aura rejoint Tengri... Écoutez bien…

 

 

1

 

Boston, Massachusetts (USA)

10 Septembre 2013. 22 h 30

 

Markus Dawes suivait le Toyota depuis plus d’une heure déjà. L’Agence l’avait chargé de ne pas quitter de vue ces ressortissants de Mongolie. De cette mission, il ne savait rien d’autre. Il se contentait de les filer discrètement sans trop de conviction.

Divorcé depuis plusieurs années, ce genre de déambulation nocturne ne le dérangeait pas. Au contraire, elle lui permettait de ne pas trop penser, de se concentrer sur autre chose que sur ses petits malheurs, comme il s’amusait à les nommer.

Il s’engageait dans une longue allée bordée de magnifiques demeures. Il secoua la tête de dépit. À quoi rimait cette filature ? Ces deux types de l’ambassade devaient certainement rejoindre des amis pour passer une soirée arrosée en ce samedi soir. Lui attendrait, seul, toute la nuit dans sa voiture pour certainement les voir ressortir éméchés à l’aube d’une de ces maisons cossues. Tu parles d’une mission ! En quoi la sécurité nationale en est-elle menacée ?

Le Toyota s’arrêta tous phares éteints devant un grand mur. Pas de portail en vue.

Ce constat intrigua Dawes. Il stoppa son véhicule à l’entrée de la longue rue et coupa le moteur. Sa main, sans quitter du regard le véhicule noir, attrapa ses jumelles à vision nocturne.

Les deux hommes sortirent du 4×4 et, sans attendre, commencèrent à escalader le haut mur. Cette fois, ça devenait sérieux, pensa-t-il.

Lorsque le deuxième Mongol eut disparu, Dawes se rapprocha en silence. Avant de s’agripper au mur, il se saisit de son Beretta, en libéra le cran de sécurité et actionna la culasse. En bon agent de terrain de la CIA, il savait qu’il devait se tenir prêt à toute éventualité. Arrivé au sommet du mur, il prit le temps d’observer ce qui l’entourait. Une sorte de sous-bois sombre se dévoila. Sans doute, au-delà, se trouvait-il une magnifique demeure. Rien ne bougeait. Mesurant chacun de ses gestes, il sauta d’un bond à terre. Tout allait bien. Pas un bruit.

Comme il l’avait supposé, une grande bâtisse de style géorgien apparut au milieu d’un parc bien soigné. Elle semblait inoccupée. Aucune lueur n’en émanait. Nulle trace non plus des hommes qui le précédaient. Il se saisit de son arme et se mit à courir droit devant lui, dans la partie dégagée qui entourait la maison.

Soudain, un éclat de lumière surgit à travers de l’une des grandes fenêtres du premier étage. Ces types ne perdaient pas de temps. La porte d’entrée avait été forcée, et de façon professionnelle. Dawes s’introduisit à son tour à l’intérieur. Rien ne bougeait.

Dans cette obscurité, il mit tous ses sens en éveil et finit par percevoir des murmures. Ils venaient bien du premier étage. Sans hésitation, il s’engagea dans le grand escalier qui lui faisait face. Au mur, des portraits de notables du XIXe siècle. Il n’y prêta pas attention. Chacun de ses pas se posait avec une attention particulière. Pourtant, alors qu’il atteignait le premier palier, une des marches se mit à craquer sinistrement. Il se mordit la lèvre et s’arrêta net, attentif à tout ce qui l’entourait. Il entendit à nouveau les deux hommes qui parlaient à voix basse un peu plus loin. Ils ne semblaient pas alarmés. Ça le rassura. Il poursuivit un peu plus en avant et se trouva devant une grande salle percée de fenêtres. La lueur de la lune ne lui dévoila qu’une suite de vitrines dans lesquelles se trouvaient exposés une quantité incroyable d’objets anciens. Ce qui l’inquiéta le plus fut qu’il n’aperçût aucune silhouette. Un silence inquiétant régnait. L’adrénaline courait à flot dans tout son être. Où étaient passés ces deux hommes ? Il n’en avait aucune idée. Ils n’avaient pourtant pas pu disparaître. Son cœur se mit à battre un peu plus fort et il eut du mal à contrôler sa respiration. Il s’avança un peu plus en s’abaissant sur ses genoux. Son arme pointée devant lui, prête à l’emploi.

D’un coup, il sentit une présence, juste à ses côtés, au-dessus de lui. Instinctivement, il se retourna et une forte douleur le saisit à la tête. Il voulut se relever, mais, à nouveau, il ressentit le même élancement au sommet du crâne. Cette fois, l’obscurité totale se fit autour de lui.

        à suivre...