Entre Ciel et Mer
(Planètes Ephémères, tome 1)

de Chris Theno


Une confrontation entre deux héros mythiques
dont la rencontre s’est rarement produite,
en littérature comme au cinéma.

 

 

Chapitre I
Alerte Bleue




UNE HISTOIRE banale. Voilà sa réaction devant cette nouvelle alerte bleue. Rien d’important, mais il devait intervenir rapidement sinon le danger de propagation risquait de grandir. Si tel était le cas, l’alerte passerait à l’orange et nécessiterait une intervention grandeur nature. L’échelon suivant, c’était le rouge : cette fois, il faudrait être nombreux pour résoudre le problème. Mais heureusement, c’était rarement arrivé au cours de l’Histoire…

Deux promeneurs avaient rapporté aux forces de police une vision quelque peu extravagante : au détour d’un méandre du Ru d’Ancœur, ils avaient signalé la présence de deux animaux insolites. L’Autorité, ayant intercepté l’appel, avait prévenu son plus proche Agent du secteur pour qu’il règle cette affaire rapidement.

Il se trouvait tout près de chez lui quand il reçut l’ordre de mission sur son téléphone. La journée fraîche mais ensoleillée se prêtait à la promenade, surtout qu’elle s’annonçait superbe. Il était donc parti le matin de bonne heure, à pied, prendre l’air, savourant l’atmosphère glacée de cette fin d’hiver. Une fine couche de neige recouvrait l’ensemble du paysage, donnant l’impression de nouveauté dans un quotidien routinier. Les branches d’arbres pliaient sous le poids de la neige et à cette époque de l’année, le ru qui traversait sa propriété charriait des torrents de boue. D’ailleurs, cette année, rarement le courant avait été aussi fort. L’été, le ru était traversable en tout point. L’hiver, la fraîcheur de l’eau, la profondeur et le courant auraient raison du plus téméraire. En cette froide matinée, il pouvait admirer avec délices de magnifiques stalactites glacées qui se suspendaient sous les herbes couchées au-dessus de l’eau. Chacune d’elle formait un dessin unique, façonné goutte par goutte, jusqu’à effleurer la surface du ruisseau. Ces sculptures éphémères offertes par la nature miroitaient grâce aux rayons tangents du soleil.

Malheureusement, le bip émis par son téléphone le rappela à ses obligations : le temps d’admirer le paysage était vraisemblablement terminé pour aujourd’hui. Sa vocation passait en priorité sur toute autre considération. Sans perdre de temps, il rentra chez lui, actionna l’ouverture automatique de son garage et fit démarrer aussitôt son véhicule tout-terrain. Il roula à vive allure pour arriver sur le lieu en quelques minutes. Les coordonnées envoyées par l’Autorité lui avaient indiqué l’endroit précis où les promeneurs étaient tombés sur les bêtes. Mais il préféra se garer dans un chemin agricole, un peu à l’écart, pour rester discret. Il ne s’y était pas rendu aussi vite qu’il l’aurait pu. Mais pour ce genre d’alerte, les moyens de locomotion normaux étaient de rigueur. Il vérifia une dernière fois les données envoyées par le Siège : deux ours avaient été aperçus tout près du Ru d’Ancœur. A priori, rien d’alarmant dans le fait d’apercevoir ces deux animaux. Sauf quand on sait que ce ru se trouve à cinquante kilomètres de Paris !

Il se dirigea vers le chemin des randonneurs, prêtant une attention particulière aux traces qu’il distinguait au sol. Il avait à peine commencé sa prospection qu’il se mit à pester sur les protocoles qu’il allait subir : l’Office Nationale des Forêts était déjà là ! Et s’il ne se dépêchait pas, il y aurait sûrement beaucoup de monde d’ici peu de temps, y compris la presse locale. Il accosta l’agent de l’ONF sans sommation :

« Bon, alors ! Où sont les bêtes ? »

L’agent avait tourné la tête vers cet importun qui s’approchait de lui.

« Excusez-moi, je n’ai pas entendu ? Vous êtes… ? »

Quest le dévisagea une seconde avant de lui répondre.

Cet agent ne s’est pas laissé berner. Il faut continuer à être direct pour l’impressionner ou tergiverser pour l’enjôler.

« Ah ! Pardon. Je m’appelle Quest, Officier Délégué de l’Agence Nationale des Protections Naturelles.
— Connais pas.
— Oui, eh bien, je vous ferai un petit topo plus tard, l’ami. L’impératif, dans l’immédiat, c’est de retrouver les ours rapidement. Vous savez où ils sont ?
— J’ai vu des empreintes au bord du ruisseau… Vous… Vous avez un badge ? »

L’homme en uniforme paraissait étonné d’avoir répondu à ce soi-disant officier. Il avait posé les mains sur ses hanches et fixait droit dans les yeux ce personnage insolite qui se présentait devant lui. Quest lui répondit sans sourciller.

« Dans la voiture, mais ne perdons pas de temps avec ça ! »

Décidément, l’ONF n’est plus ce qu’elle était. À sa création, on était moins regardant sur la compétence des recrues. D’ailleurs, ça s’appelait Administration des Eaux et Forêts, beaucoup moins pompeux qu’Office National. Mais bon, c’était au XIIe, une autre époque, une autre culture… Plus simple à berner !

L’agent posa ses mains sur ses hanches et cala ses pieds, en ayant l’air de vouloir les planter dans le sol.

« Oh, mais je préfère perdre du temps à vérifier votre badge plutôt que perdre mon travail parce que j’ai laissé un braconnier mettre en fuite les ours !
— Un braconnier !? Et je les dépèce avec mes ongles ou vous pensez que je vais sortir un fusil de ma poche ? »

L’agent de l’ONF l’examina de haut en bas. Il semblait perturbé par quelque chose sans trouver la source de ce dérangement. Finalement, il décida d’adopter l’indifférence face à ce curieux importun.

« Bon, écoutez. J’ai vraiment autre chose à faire que de perdre mon temps en bavardages. Je vais vous demander de rester à l’écart de cette zone pour des raisons évidentes de sécurité. Les renforts ne devraient pas tarder à arriver. D’ici là, je ne pense pas que vous soyez indispensable, sans vouloir vous manquer de respect.
— Vous n’avez pas bien compris, je pense. Je ne vous demandais pas une autorisation. Je voulais savoir si nous pouvions y aller. Maintenant.
— Vous êtes un peu obstiné, vous. Je ne vous connais pas. Ni vous ni votre association ou je ne sais quoi. Il n’est pas question de laisser un simple touriste, où même pire, un journaliste, s’inventer chasseur d’ours ! »

Cette fois, c’en est trop ! Me prendre pour un journaliste ! Et pourquoi pas un Humain ! Cette mission qui devait être facile commence à se pimenter.

« Bien, puisque vous ne me donnez pas le choix, je vais vous chercher mon badge… »

Un grognement sourd mais distinct se fit entendre. L’écho se répercuta de branche en branche dans la vallée boisée. L’oreille avertie de Quest estima l’origine du cri à quelque trois kilomètres. Pour l’agent de L’ONF, la distance semblait beaucoup plus courte.

« …Avec le risque de se faire surprendre par deux ours affamés de quatre cents kilos chacun, ou bien, je tente de les localiser maintenant afin d’éviter tout accident.
— Ne bougez pas. Je vais joindre l’antenne locale par radio pour leur raconter ce qu’il se passe ici. Mon téléphone ne capte pas. »

Et ta radio non plus, gros nigaud ! L’Autorité se charge de brouiller toutes communications !

Quest garda ses pensées secrètes et attendit quelques secondes. L’agent de L’ONF surveillait du coin de l’œil ses moindres agissements, mais ses difficultés à joindre sa hiérarchie l’obligèrent rapidement à focaliser toute sa concentration sur sa radio inopérante.

Quest avait tout le champ libre pour partir subrepticement. Il fallait agir vite. Très vite. Même sans radio ni téléphone, la police et sûrement des curieux allaient arriver dans les prochaines minutes et cela compliquerait énormément la tâche. L’objectif était de neutraliser les ours avant qu’une autre personne ne les voie. Quest savait que l’Autorité se chargeait déjà des deux promeneurs : l’affaire ne devait pas s’ébruiter. Il s’occuperait lui-même de l’agent de l’ONF, plus tard.

Il se dirigea vers le Ru d’Ancœur et trouva rapidement des traces de pas. L’avantage, avec la neige, c’est qu’il est facile d’effacer les indices, ce qui faciliterait les conclusions de l’enquête : ''aucune présence d’ours à signaler''. Les traces de pas remontaient le cours d’eau. Il s’enfonça dans une partie de la forêt sauvage où peu d’hommes s’aventuraient. La nature avait envahi le secteur en y développant autant de plantes et de buissons hostiles que d’insectes piquants, y compris l’hiver. Malgré ces obstacles imprévus, il courut afin de gagner un peu de temps.

La grâce de son élan ne laissait qu’une marque insignifiante dans la neige. Personne ne serait capable d’affirmer qu’il était passé par là. Dans sa course, il évitait également au maximum les feuilles et les branches mortes qui jalonnaient le sol afin de ne pas produire de bruit. Il espérait ainsi surprendre ses deux proies. Les empreintes qu’il suivait s’enfonçaient parfois de quelques centimètres dans le sol humide, laissant présager une corpulence anormalement grosse pour des ours. Le seul indice positif, c’était la confirmation de la présence de deux animaux seulement.

Il examinait une piste fraîche qui se rapprochait du Ru d’Ancœur quand subitement, toutes traces disparurent. Rien de l’autre côté du ruisseau, rien sur les côtés et pas de retour en arrière : il ne restait qu’une solution : l’eau. Les ours avaient plongé, nagé ou marché dans l’eau pour en ressortir… quelque part !

Ses sens s’affinèrent encore un peu plus, attentifs au moindre bruit équivoque, fixant les broussailles pour y déceler ne serait-ce qu’une ombre suspecte, un mouvement furtif. La chasse venait réellement de commencer. Il avança prudemment, réalisant tout à coup le silence assourdissant de la forêt. Seul le cours d’eau, impassible, continuait sa litanie incessante.

Quest s’arrêta de marcher. Son regard balaya lentement le secteur, à la recherche d’un signe perceptible, si infime soit-il.

        à suivre...