Le déluge de la mousson
s’abattait sur Jing avec une impitoyable verticalité, ruisselant sur ses
longs cheveux noirs en petits torrents furieux pressés de rejoindre le
sol. Le rythme assourdissant des gouttes noyait les autres bruits. Dans
sa frénésie, le liquide semblait vouloir emporter la moiteur étouffante
de cette fin d’après-midi, laver les hommes et la terre de leurs
souillures. Il drainait la chaleur corporelle de la jeune femme. Ses
vêtements de coton s’aggloméraient en une gangue gluante et translucide
qui adhérait à sa peau, colonisée par la chair de poule. Elle frissonna
et blottit ses bras un peu plus près de son torse.
Autour d’elle, la masse
grouillante des passants se clairsemait, mais elle n’osait bouger, de
peur de rater son rendez-vous. Derrière le rideau en pointillés de
l’ondée, les formes se faisaient indistinctes, les visages abstraits.
Elle n’avait aucun moyen d’identifier son contact. Elle se retrouvait
seule, perdue au milieu d’une ville étrangère, tentaculaire, hostile —
tandis que les rares personnes à connaître son identité cherchaient à la
tuer. Instinctivement, elle serra contre elle sa besace, dans un vain
réflexe d’en protéger le contenu.
À travers le tissu,
elle croyait sentir les limbes spongieux du lichen, avec leur texture si
particulière. L’échantillon, recueilli sur la décharge, était la chose
la plus déroutante qu’elle ait jamais rencontrée. Elle entrevoyait ses
dramatiques répercussions sur l’écosystème planétaire. Malgré cela, et
bien qu’il soit la cause probable de sa disgrâce, elle ressentait sa
présence comme vaguement rassurante, tel un fragment ténu de certitude
ancrant encore son existence dans une certaine réalité — tandis que tout
le reste avait basculé dans la folie.
Jing prenait
douloureusement conscience que sa vie d’avant, interrompue de manière
aussi abrupte qu’imprévisible, était révolue. Un infranchissable fossé
séparait désormais le passé, ironiquement si proche, d’un indéchiffrable
avenir. À chaque seconde qui s’écoulait, l’écart se creusait, et elle
s’enfonçait un peu plus dans l’inconnu.
Pourtant, il n’y avait
pas si longtemps, elle baignait encore dans l’insouciante effervescence
de la jeunesse. Tout avait l’air facile, alors. La voie était tracée ;
les choix simples, leurs conséquences toujours heureuses.
Comment en était-elle
arrivée là ?
Première partie
Hong Kong, République Populaire de Chine
Lundi 5 janvier 2060 E.C.
Année du Lièvre de Terre
Ce matin-là, Jing
attendait le bus pour l’université avec encore plus d’impatience que
d’habitude. Après d’interminables études préparatoires, elle entrait
enfin dans le vif du sujet : l’ultime semestre de son cursus de
bio-informatique. Les places étant comptées, Jing avait dû âprement
conquérir la sienne. Mais à présent, elle abordait la dernière ligne
droite — et en pole position, de surcroît. Elle frémissait
d’anticipation.
Un rayon de soleil
contourna la tour voisine pour venir caresser le haut du puits de
lumière qui surplombait l’arrêt de bus. D’innombrables miroirs, tapis
dans les parois recouvertes d’un mur végétal, renvoyèrent en cascade la
lueur du jour naissant, éclaboussant le deuxième rez-de-chaussée d’une
pluie scintillante. Bien que cet endroit ne soit plus à l’air libre, une
habitude héritée de son adolescence l’y ramenait toujours. Elle
appréciait le lieu, la magie des reflets qui jouaient à cache-cache au
milieu des plantes. Elle s’y sentait chez elle.
Le bus tardait à venir.
Elle s’impatienta. Elle allait consulter l’état du trafic sur le Nuage,
quand un clignotement à la périphérie de son regard lui annonça
l’arrivée de la rame par la galerie marchande. Le véhicule automatisé
communiqua aussitôt avec ses lentilles de contact pour leur transmettre
les places disponibles, qui s’affichèrent en surimpression dans son
champ visuel. Le bus était plein, mais il restait quelques espaces
libres debout. Voilà qui constituait une autre raison, plus pragmatique,
de dédaigner la chaussée supérieure : les transports étaient moins
bondés en sous-sol.
Elle prit son tour dans
la file d’attente et se tint prête à monter.
Quand les portes
s’ouvrirent, elle remarqua tout de suite un étrange individu, dont le
visage détonnait parmi la masse des travailleurs résignés se rendant au
bureau, et pour cause : sa peau était intégralement bleue. L’homme
semblait en proie à un profond trouble. Ses yeux, d’une teinte jaunâtre
presque canine, rebondissaient au hasard d’un regard paniqué. Il suait à
grosses gouttes.
Encore un
virus, songea Jing, blasée.
L’intrus ne s’aperçut
manifestement pas qu’il prenait la file à contresens. Il sortit en
trombe du bus, bousculant les gens sur son passage, et tituba quelques
mètres, comme inconscient de son environnement immédiat. Mais soudain,
parvenu à hauteur de Jing, il l’agrippa par le col juste avant de
s’affaler sur le sol. Elle fut prise de court. À peine eut-elle le temps
d’amortir sa chute qu’elle se retrouva à genoux au chevet de l’homme.
Les mains toujours
crispées sur les vêtements de la jeune femme, il vrilla des yeux hagards
dans les siens, haletant d’un rythme saccadé :
— Au secours ! Je vais
mourir… Aidez-moi !
Pressés de gagner leur
place dans le bus, les passagers les contournèrent, insensibles au drame
qui se jouait à leurs pieds.
Jing ne savait que
faire. Le Nuage devait avoir détecté un comportement anormal, car un
gyrophare rouge apparut dans la zone de notification de ses lentilles,
lui proposant d’appeler les urgences. Elle accepta d’un clignement de
paupière.
L’homme continuait de
marmonner des propos incohérents. Elle essaya de le calmer.
— Monsieur… Monsieur !
Tout ira bien. Les secours sont prévenus.
L’individu ne parut pas
l’avoir entendue.
La cloche du bus
retentit, rappelant Jing à ses impératifs horaires. Elle hésita. Elle ne
pouvait pas se permettre d’être en retard.
Pas aujourd’hui.
— Excusez-moi. Je dois
y aller.
Elle voulut se relever,
mais lorsqu’elle tenta de se dégager de l’emprise de l’homme, celui-ci
s’accrocha de plus belle à ses vêtements, ouvrant des yeux exorbités.
— Non ! Ne m’abandonnez
pas !
La poigne de ses
muscles tétanisés par la peur était redoutable. Jing retint un geste
d’agacement.
Impossible de m’en
défaire !
— Vous devez m’aider !
poursuivit-il, complètement affolé.
Puis, rapprochant son
visage du sien, il ajouta dans un murmure :
— Ils veulent me tuer…
Quoi ?
L’intérêt de Jing se
trouva subitement aiguisé. Son sang se mit à circuler plus vite. Elle
fronça les sourcils.
— Comment ça ? Qui veut
vous tuer ?
L’homme articula
quelque chose qu’elle ne put saisir. L’incompréhension se peignit sur
le visage de la jeune femme. Alors, dans un effort qui paraissait
surhumain, il écarta un bras branlant et pointa son index dans le vide.
Jing suivit la
direction qu’on lui montrait. Elle ne vit rien de spécial… à part un
spot publicitaire de G·nome qui annonçait la sortie imminente de la
version 4 de Life++.
La perplexité l’envahit.
Ridicule.
Pourquoi voudraient-ils tuer leurs clients ?
L’homme devait avoir lu
l’incrédulité sur ses traits, car il raffermit sa prise sur son col, la
forçant à lui faire face de nouveau.
— Vous ne savez pas de
quoi ils sont capables !
Un instant intriguée
par les affirmations de l’individu, Jing secoua la tête. Le pauvre
n’avait manifestement plus toute sa raison.
Avait-il compris
qu’elle ne le croyait pas ? Elle sentit sa poigne faiblir, glisser de
son col vers sa manche pour chercher à étreindre sa main. Soudain prise
de pitié, elle lui offrit sa paume en signe de compassion.
C’est alors que l’homme
la serra violemment entre ses doigts, manquant de lui arracher un cri.
Mais immédiatement, la surprise l’emporta sur la douleur : sous l’étau
de ses phalanges, il venait de lui glisser discrètement un petit objet.
Au même moment, il
s’arc-bouta pour se rapprocher d’elle dans une ultime crispation. Leurs
deux visages se frôlaient désormais. Le regard fixe de ses yeux
jaunâtres mettait Jing mal à l’aise. Elle pouvait sentir l’odeur de peur
exhalée par sa peau bleue. D’une voix qui n’était plus qu’un murmure, il
lui confia :
— C’est ma dernière
sauvegarde. La seule preuve dont je dispose… Je vous en supplie.
Aidez-moi…
À bout de forces, il
abandonna la main de Jing et s’affala sur le sol, le souffle court.
Elle examina l’objet :
c’était une capsule ADN. Instinctivement, elle referma aussitôt ses
doigts dessus pour la soustraire aux regards. Elle se releva et recula
de quelques pas, contemplant l’individu accaparé par ses tourments.
Elle n’avait pas eu le
temps d’organiser ses idées que la cloche du bus retentit de nouveau, de
manière plus insistante. Le véhicule l’avait attendue. Plus probablement,
l’appel des secours avait automatiquement déclenché le signal d’alarme.
Mais le Nuage devait considérer l’incident comme clos et la rame ne
tarderait pas à repartir.
Jing s’empressa de
grimper à bord à reculons, les yeux toujours rivés sur l’homme qui
s’était mis à convulser. Les portes se refermèrent juste devant son
visage. Puis le bus démarra, emportant rapidement l’intrus hors de vue.
Le cœur de Jing battait
la chamade. Elle ne savait pas quoi penser.
Les accusations de
l’individu — si elle les avait bien comprises — étaient totalement
loufoques. Pourtant, il y avait dans sa détresse quelque chose de
tellement convaincant qu’elle en était déstabilisée.
Pourquoi me confier
son ADN ? Qu’espère-t-il obtenir ?
Il comptait sans doute
sur elle pour analyser son génome…
Mais elle ne voyait pas
ce qu’elle pourrait y trouver, à part la trace d’un éventuel virus.
Et pourquoi moi ?
Alors seulement elle
réalisa qu’elle portait l’uniforme de l’Université de Biotechnologie.
Dans sa folie, l’homme n’avait donc pas choisi sa victime complètement
au hasard. Il devait penser qu’elle serait à même d’exploiter les
informations transmises. Incidemment, cela suggérait qu’il n’avait pas
encore perdu toute sa raison.
Jing glissa la capsule
dans sa poche et inspira profondément, tâchant de recouvrer un peu de
calme. Cet incident allait lui gâcher sa journée.
Elle prit soudain
conscience du regard inquisiteur des autres passagers. Tous feignaient
l’indifférence, mais elle sentait bien qu’on l’observait à la dérobée.
Elle examina ses voisins, les forçant à détourner les yeux. Une minorité
non négligeable, essentiellement parmi les jeunes, arborait des
modifications phénotypiques plus ou moins ostentatoires.
Les quadricodes font
vraiment un tabac.
Comme pour confirmer
ses pensées, une publicité captura son regard. Jing allait la rejeter,
mais elle se ravisa quand elle en reconnut la provenance : c’était la
même que celle désignée par le mystérieux infortuné.
Un écran virtuel en
trois dimensions se forma dans son champ de vision, occultant l’une des
fenêtres. G·nome annonçait la sortie prochaine de la version 4 de
Life++. Conformément à la tradition de mystère de la firme, le spot,
conçu comme une bande-annonce cinématographique, entretenait le
suspense : sur un fond noir uniforme, un sobre compte à rebours défilait
pendant quelques secondes, avant de céder la place à deux signes plus
juxtaposés flanqués d’un chiffre quatre en exposant, comme dans une
formule mathématique — ou une incantation ésotérique à la modernité.
Puis apparaissait le célèbre logo de la société, en forme de trèfle à
quatre feuilles, accompagné de quelques idéogrammes qui reprenaient son
slogan commercial : « Créez votre propre chance ».
Si l’on pouvait en
tirer une quelconque certitude, c’était que ces gens-là s’y
connaissaient décidément en marketing.
À la station suivante,
Jing fut rejointe par Xiao-Fang. Fidèle à son caractère, son amie se
répandit en bruyantes retrouvailles. Cela faisait tout au plus deux
semaines qu’elles ne s’étaient pas vues.
Elle s’empressa de
demander à Jing :
— Tu ne remarques rien ?
Jing chercha ce qui
pouvait bien motiver une telle excitation chez sa camarade. Sa coupe au
carré n’avait pas changé. Elle examina ses vêtements, visiblement
reprogrammés pour suivre la dernière mode — Xiao-Fang poussait la
coquetterie jusqu’à n’activer son uniforme qu’en franchissant l’enceinte
de l’université —, ainsi que son maquillage, assorti à sa tenue et
plutôt moins extravagant qu’à l’accoutumée. Elle ne détecta rien
d’extraordinaire.
Elle finit par donner
sa langue au chat.
— J’ai grandi ! annonça
Xiao-Fang en faisant de petits bonds sur place.
— Grandi ?
Jing la mesura du
regard. Elle portait des talons tout à fait standards.
— J’ai pris 1,3 cm,
expliqua Xiao-Fang, grâce à une application fa–bu–leuse… Tout ça en
moins de quinze jours ! C’est génial, non ?
Jing ne partageait pas
l’enthousiasme de son amie.
— Tu sais, tu devrais
faire attention. Ce n’est peut-être pas inoffensif de relancer la
croissance chez un adulte. Tu pourrais développer des tumeurs.
— Mais non ! Ce
biogiciel a les meilleures statistiques du marché. D’ailleurs, je crois
que je vais aussi me faire débrider les yeux. Je les voudrais un peu
plus grands. Ça ne te dirait pas, à toi aussi ?
— Pour quoi faire ?
À part une poitrine
peut-être un peu trop menue, Jing s’acceptait comme elle était : pas
très grande, svelte, des hanches délicates, des yeux bridés de manière
prononcée mais pas excessive, et un petit nez retroussé qui faisait sa
fierté. Elle ne voyait pas la nécessité de changer son physique.
De toute façon, elle ne
pouvait pas recourir aux mêmes tricheries que son amie. Contrairement à
cette dernière, Jing n’était pas quadricodée. Sa maigre bourse ne le lui
permettait pas.
Pour l’instant.
— C’est important
d’être belle, dit Xiao-Fang. Pour trouver un mari… et un travail.
— C’est à ça que
servent les études, rétorqua Jing.
— Tu es naïve.
L’égalité des sexes n’existe que dans la loi. Ce sont toujours les
hommes qui décident.
Elle ajouta dans un
sourire :
— Et les hommes aiment
les jolies femmes…
Visiblement, Xiao-Fang
s’était très bien accommodée de cet état de fait, ayant même choisi d’en
tirer parti. Elle ne s’épargnait aucune coquetterie. Cette attitude
agaçait Jing — bien qu’elle la comprenne, d’un certain point de vue.
Xiao-Fang souffrait d’un insatiable besoin de reconnaissance sociale.
Elle n’existait qu’à travers le regard des autres.
— À propos d’études,
rebondit Xiao-Fang, tu sais que le professeur a été un collaborateur de
Stiegsson ?
Jing acquiesça,
songeuse.
Sven Stiegsson.
Bien que son nom soit
pratiquement imprononçable pour la plupart des Chinois — il se
retrouvait généralement massacré en « Suwan Shutingxong » — c’était
probablement l’homme le plus influent du pays — et donc du monde.
À vrai dire, il n’avait
pas inventé les quadricodes. Des historiens curieux avaient situé leur
découverte fondatrice dans un laboratoire de Cambridge, au Royaume-Uni,
aux alentours des années 2000. Le véritable génie de Stiegsson avait été
de les transformer en une incroyable machine commerciale à destination
du grand public.
à suivre...