Histoire d’un regard
de Philippe Hédé

 

Histoire d’Anisha, jeune Indienne
d’un bidonville de Bombay

 

 

 

 Ce livre est pour toi, Anisha !

 

This book was written for you, Anisha !

 

इस किताब को आप के लिए लिखा गया था, अनीषा

 

Le hasard qui surgit une fois, on dit que c’est une simple coïncidence.

Mais lorsqu’il s’invite dans votre vie dix fois, vingt fois, trente fois…

Que faut-il y voir ?

Un simple jeu de dés ?

Ou bien le faisceau d’un projecteur qui illumine le chemin de votre destin ?   

 

Avant-propos

 

 

L’histoire que je vais vous raconter est une histoire extraordinaire !

Elle l’est d’autant plus que c’est une histoire vraie. Le cours de mon existence en a été complètement modifié il y a plus de cinq ans et je sens, à l’heure où j’écris ces quelques lignes, fin juillet 2013, qu’elle m’emporte toujours, signe qu’elle n’a certainement pas encore livré tous ses secrets.

Tout a commencé en février 2008. Je me souviendrai jusqu’à la fin de mes jours de ce qui s’est passé ce jour-là, car c’est bel et bien à cet instant précis que ma vie a été totalement chamboulée, ou pour être plus précis, réorientée, que mon quotidien s’est enrichi d’une nouvelle dimension pour passer du format standard « calme et plat » au mode fantastique « 3D avec relief et profondeur »…





1

 

Région parisienne, Verneuil-sur Seine (78)

Février 2008    

 

Les courses…

C’est ma mission hebdomadaire. En semaine, évidemment, jamais le week-end, il y a trop de monde ; si c’est pour se retrouver bloqué dans des embouteillages de caddies avant de passer au péage merci bien. Alors les courses, pour moi c’est en semaine, donc le soir après le travail. A partir de dix-neuf heures, je vous assure, ça devient très calme dans le petit supermarché où j’ai l’habitude de faire mes achats. J’ai rempli mon chariot en me conformant strictement à la petite liste que j’ai consciencieusement préparée hier, histoire de ne pas me disperser inutilement.

Je me dirige maintenant vers la caisse où il y a le moins de monde. Super, juste une personne devant moi, cinq minutes à attendre et enfin c’est mon tour. La caissière, apparemment d’origine indienne, m’accueille avec un « Bonsoir Monsieur » sympathique. Elle va maintenant scanner mes articles que j’ai déjà déposés sur le tapis roulant. Bientôt la fin des grandes manœuvres, mais pas question encore de se relâcher, ce n’est pas le moment. Je dois rester concentré, car d’expérience, cette phase s’annonce de loin la plus périlleuse. Il ne faut surtout pas se laisser prendre de vitesse, sinon ça va être le chaos, tous mes articles vont s’entasser pêle-mêle dans la rigole au bout du tapis, et dans cette situation cauchemardesque, impossible évidemment de les trier correctement. C’est comme ça qu’au final on retrouve dans un même sachet les légumes et les produits d’entretien, le münster fermier et les filets de maquereaux… Vous imaginez l’embrouillamini olfactif et surtout la perte de temps au déballage. 

Je suis en même temps conscient que s’il venait à quelqu’un l’idée de m’observer et si ce quelqu’un me prenait en flagrant délit de vouloir tout maîtriser de la sorte, il serait rapidement tenté de considérer que j’ai le profil parfait du véritable maniaque, tendance psycho rigide.  

Oui, mais : « Juger c'est de toute évidence ne pas comprendre, car si l'on comprenait on ne jugerait pas ». Je peux remercier André Malraux pour cette citation qu’on croirait ciselée pour moi. Car pour bien comprendre justement, il faut savoir que depuis de nombreuses années, je suis régulièrement victime de bizarreries qui se transforment généralement en tracasseries récurrentes, du style : caisse bloquée devant moi par un client qui a oublié son portefeuille alors que je viens juste de déposer tous mes articles sur le tapis, carte bleue soudainement muette au moment de payer ou autorisation bancaire refusée sans raison, imprimante qui tombe inexplicablement en panne et qui ne veut plus rien savoir ou, plus léger, papier qui dérape et sort en accordéon ou en confettis du dérouleur… pour ne se limiter bien entendu qu’à la rubrique « bogues et fantaisies au supermarché ».

Combien de fois m’a-t-on soutenu, probablement en toute bonne foi et sans l’ombre du moindre doute, que ces mésaventures de la vie courante arrivent à tout le monde et que la plupart des personnes qui en sont victimes, contrairement à moi, n’y prêtent pas particulièrement attention. A les entendre, cela se réduirait à une « Histoire de regards » sélectifs et aiguisés que je porte sur ces événements insolites et qui me conduiraient à voir des coïncidences quand d’autres ne les apercevraient même pas…

Voilà, c’est pour ça que je m’applique. En fait, j’essaie tout simplement de limiter le flot des imprévus, je tente de canaliser et de borner les dérives de ce genre d’aléas qui à la longue finissent par avoir raison de ma patience et de ma bonne humeur du jour. Je n’ai pas honte d’avouer que je tente de mettre en application les préceptes de la « prévention totale » chaque fois que je sens que c’est flou, et qu’il peut donc y avoir  un loup… 

Mais là, ce soir-là, à cet instant précis, et fort de mon expérience, je me dis que je peux commencer à relâcher la pression car la caissière manifestement aguerrie aux déficiences et maladresses de la gent masculine, collabore gentiment en s’adaptant à mon rythme. En définitive, tout se passe bien. Aussitôt mes achats enregistrés, je les trie, les mets en sachets, puis les repose prestement au fond de mon caddy. Il ne me reste plus qu’à payer maintenant et j’en aurai terminé avec mon « Travail d’Intérêt Général ». La jeune femme m’annonce le montant à régler assorti d’un très poli « s’il vous plaît Monsieur». J’introduis ma carte bleue dans le lecteur puis je tape mon code confidentiel avec précaution. « Code bon » ; ouf, je souffle (mentalement), ça va, je viens de passer sans encombre l’étape décisive de la carte à puce malicieuse... Maintenant je peux vraiment relâcher mon attention. La caissière me tend le ticket de caisse et la facturette CB, en me remerciant et en me souhaitant une bonne soirée : dernière formalité et ultime rituel du processus, me dis-je. Je vais m’en saisir, et comme toujours je vais répondre aimablement « merci, bonne soirée à vous aussi ».

Mais à cet instant, tout bascule ; rien ne se passe comme prévu. Alors que je récupère les papiers, dans la précipitation et le manque d’attention, nos mains se touchent involontairement, à l’instant précis où je lève les yeux pour la saluer.

Nos regards se croisent, et instantanément, c’est le choc. Je suis foudroyé net !

Je ne comprends pas ce qui se passe. Pendant une fraction de seconde qui m’en paraît quatre, cinq, ou plus, je ne sais pas, le temps s’arrête. Tout est flou autour de moi, je n’entends plus aucun son, je ne distingue plus rien, rien d’autre que ces deux yeux foncés et perçants qui me fixent et semblent m’hypnotiser.

La décharge de cent mille volts passée, je suis sonné. Tel un boxeur fauché par un uppercut qu’il n’a pas vu venir, je suis acculé dans les cordes, je m’accroche, je tente de remonter la pente et de faire bonne figure mais je reste groggy, pendant de longues minutes encore...

S’agit-il d’une sorte de « coup de foudre » du destin ?

*

 

Je n’ai conservé aucun souvenir de ma sortie du magasin, ce soir-là, ni même de mon retour chez moi, forcément calé derrière mon volant et certainement guidé par les phares de ma voiture. J’ai pourtant longuement cherché, dans les moindres recoins de ma mémoire, des clichés, des indices, des brides de ces instants qui s’étaient mystérieusement volatilisés. Mais en vain, le brouillard ne s’est jamais levé. Un créneau impénétrable, un blanc d’une heure environ, résiste et s’impose toujours sur la page de mon emploi du temps. 

Ce qui est clair, et ce dont je me souviens parfaitement, c’est qu’il m’a fallu la soirée pour refaire surface et recouvrer progressivement tous mes esprits.

Je réalise aujourd’hui encore, avec plus de cinq ans de recul, à quel point ce choc et surtout les longues minutes d’absence qui suivirent ont marqué ou plutôt gravé mon esprit en profondeur.

Evidemment, dès le lendemain matin, l’état de confusion dissipé et les idées claires apparemment revenues, je me suis interrogé sur les origines et les conséquences potentielles de ce nouveau bogue. Je l’ai tout d’abord rapproché de ces petits désagréments auxquels je devais régulièrement faire face. Peut-être était-ce tout simplement pour le comparer à quelque chose que je pensais mieux connaître. Bien sûr je m’étais déjà longuement penché sur ces petits phénomènes irritants quasi quotidiens qui semblaient parfois m’assaillir par vagues pour mieux me neutraliser.

Mes recherches m’avaient conduit, une première fois, dans l’espace médiatique du physicien autrichien Wolfgang Pauli, prix Nobel en 1945, parce qu’il semblait lui aussi avoir été persécuté par d’innombrables désagréments, à tel point que ses collègues n’avaient pas hésité à définir la notion « d’effet Pauli ». Dès qu’il entrait dans un laboratoire, il était fréquent que des expériences échouent, que des machines tombent en panne, que des équipements deviennent immaîtrisables. Cet effet lui valut même d'être interdit d'accès dans le laboratoire d'un de ses collègues. A l’époque, lorsque j’ai découvert ces anecdotes, comme des expériences malheureuses similaires s’étaient produites en ma présence, dans des contextes relativement comparables, je me suis demandé, toute modestie et raison gardées, si je n’étais pas moi-même à l’origine d’un redoutable « effet Philippe ». Ou bien, comme on me le suggérait souvent, ne s’agissait-il pas plutôt d’une sorte d’hyperacuité, d’une hyper-capacité d’observation, apte à voir ce que d’autres ne voient pas ? En matière de science, n’est-ce pas ce qui distingue un Pasteur, un Fleming, un Einstein, d’un simple « chercheur » qui cherche mais ne trouve pas, tout simplement parce qu’il ne « voit » pas ?

 Je me souviens par exemple d’un cas typique, survenu à la réception d’un hôtel toulonnais au moment de régler ma note. Mes collègues venaient de s’acquitter de cette formalité en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire et mon tour était donc venu de faire travailler ma carte bleue. Mais là, patatras, en une fraction de seconde, le grand chelem : ordinateur bloqué, imprimante plus reconnue et lecteur carte bleue déconnecté du réseau. La totale. La jeune réceptionniste, complètement désemparée et exaspérée, ne put s’empêcher de lâcher « la » phrase fatale : « Il y a vraiment des ondes négatives, ici »…

Bref, tout ça pour dire qu’il est évidemment impossible de ne pas remarquer ces phénomènes ; je vous assure que l’on reconnaît facilement et rapidement ces coïncidences à leur signature pernicieuse. L’important pour moi était de rechercher s’il pouvait exister une explication à leur apparition et à leur intrusion, si une lecture pouvait être envisagée puis entreprise pour en déchiffrer le message. En fait, et ma véritable finalité était là, je voulais surtout déterminer les actions correctrices efficaces à mettre en application et en batterie pour m’en débarrasser le plus vite possible. Des amis fidèles et compréhensifs à qui j’avais osé en parler m’avaient suggéré de relativiser et que cela finirait bien par prendre une place progressivement moins importante dans mon esprit. Plus facile à dire qu’à faire quand on n’est pas soi-même concerné. D’autres, moins compréhensifs, moins bienveillants mais plus directs, m’affirmaient sans détour que tout était de ma faute. Que cette situation de « lose » permanente n’était que l’expression de mon état de pensée défaitiste et négatif, voire de mon impatience à vouloir découvrir ce qui va encore « merdouiller » et que, en quelque sorte, c’était moi-même qui entretenais cette machine infernale. Comme quoi, dans des moments de doute, si difficiles à gérer soi-même, avoir des amis sur qui on peut compter, c’est vraiment important. « Quoique », comme disait Raymond Devos… Finalement, certains n’avaient peut-être pas tout à fait tort…

Mais je me suis rapidement rendu compte que l’électrochoc subi au supermarché n’était en rien comparable avec mes désagréments et dérèglements familiers. Cela n’avait absolument rien à voir, c’était vraiment autre chose. Jamais une coïncidence ne m’avait secoué ainsi, au point de m’amener à perdre totalement le contrôle des événements et de la situation. C’était comme si cette jeune femme avait déclenché la foudre avec son regard lorsque nos mains s’étaient touchées. J’étais pourtant assez bien documenté sur l’Inde et sa mythologie, qui me passionnaient déjà depuis longtemps…   

        à suivre...