COSMOS

de Philippe Hédé

 

Au-delà de l’espace et du temps

 

 

 

 Cosmos :

 

L’univers et ses lois,

ou plus généralement,

tout univers,

réel ou issu

d’une conception

scientifique ou fantastique.

 

Dictionnaire Larousse

 

Lundi 12 Mars 2012

Verneuil sur Seine (78) – FRANCE

 

4 h 15

Christophe est pressé. Crispé au volant de sa voiture, il arrive en trombe, s’arrête brutalement devant l’imposante grille. Il est aveuglé par les projecteurs anti-intrusion qui se sont allumés automatiquement, à l’instant même où sa présence a été détectée. Il ouvre sa vitre, sort son bras gauche avec empressement et pose nerveusement son badge sur le lecteur.

— Bon sang, qu’est-ce qu’il attend ? Pourquoi il n’ouvre pas ? se demande-t-il en râlant et en portant son regard furieux vers le poste de surveillance.

Attentif, l’air inquiet, le gardien de nuit, qui n’a pas l’air étonné de le voir arriver à cette heure aussi avancée de la nuit, actionne enfin la première barrière du dédale qui autorise l’accès au site. Christophe est maintenant prisonnier d’un sas dont il ne peut se libérer qu’en posant sa main gauche et ses empreintes sur un lecteur biométrique.

— Voilà, c’est fait !

Le feu passe au vert, des lampes orange clignotantes s’allument, le portail roulant commence à libérer lentement le passage. Postés de chaque côté de l’entrée, prêts à intervenir, deux maîtres-chiens armés, flanqués de leurs Rottweilers solidement muselés, l’observent, immobiles. Des caméras de surveillance positionnées sur des mâts suivent et filment tous ses faits et gestes.

Christophe vient d’arriver sur le site classé SD (Secret Défense) de Calcul et Réalité Virtuelle (RV) implanté près de Verneuil-sur-Seine.

Réveillé en pleine nuit par ce foutu smartphone relié en permanence à l’alarme de la salle de contrôle, songe-t-il. En deux ans, c’est la première fois que ça m’arrive. Incompréhensible. D’autant plus que Michael devait assurer le service de nuit et surveiller les calculs en cours. Il sait parfaitement comment réagir et intervenir au moindre problème. Aucune alarme n’aurait dû se déclencher. Bon sang, qu’est-ce qui a pu se passer ? Et pourquoi je n’arrive toujours pas à le joindre sur la ligne sécurisée ?

Il se dirige directement vers le bâtiment A, où les activités RV ont été installées. La chaussée est complètement détrempée après le violent orage qui s’est brutalement abattu sur la région parisienne et qui a d’ailleurs perturbé son sommeil une grande partie de la nuit. Il roule trop vite. De grandes gerbes d’eau projetées sur les côtés par les roues de sa voiture l’incitent à ralentir un peu. Mais déjà, tout au bout de l’allée centrale, il devine une agitation inhabituelle : les gyrophares d’un camion de pompiers tournent de manière inquiétante et les flashes bleu électrique des lampes de toit d’un véhicule de police déchirent l’obscurité.

— Qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ?

Il se gare précipitamment devant l’entrée principale du bâtiment, à côté de l’ambulance dont les portes arrière grandes ouvertes permettent de constater que la civière a déjà été emmenée. Christophe, de plus en plus inquiet, ouvre sa portière et entend aussitôt de manière stridente ce qu’il percevait déjà : le hurlement assourdissant des alarmes et des sirènes qui se déchaînent à l’intérieur du bâtiment. Yves, le responsable de la sécurité, vient au-devant de lui en courant.

— Christophe, je t’attendais ! Dépêche-toi ! lui dit-il, le souffle court.

— Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe, ici ?

— Viens vite, il y a eu un gros problème !

Ils s’engouffrent précipitamment dans le bâtiment dont l’entrée est gardée par deux policiers. Après avoir parcouru un long couloir et franchi deux portes sécurisées désactivées, ils arrivent enfin dans la salle de réalité virtuelle.

Christophe dirige instinctivement son regard vers le pupitre de contrôle, où Michael devrait se trouver. Effectivement, il est là, effondré, inerte sur son fauteuil, les bras ballants. Trois pompiers s’activent autour de lui dans un grand vacarme. Le bruit des alarmes devient vraiment insupportable !

Christophe se tourne vers une armoire de commande toute proche sur laquelle de nombreux voyants rouges clignotent. Il sort de sa poche une clé spéciale, l’engage dans un orifice du tableau de bord et l’actionne en appuyant simultanément sur un interrupteur « coup de poing ». Les sirènes s’arrêtent immédiatement ; l’atmosphère devient enfin plus respirable.

Il s’approche lentement de Michael toujours immobile. Les lunettes 3D noires et opaques, en forme de masque de plongée, sont toujours fixées sur le visage de son ami.

Le responsable des urgentistes se tourne vers Christophe.

— Il a perdu connaissance, mais il respire normalement. Sa tension et son pouls sont normaux, mais il n’a plus aucun réflexe : il ne réagit ni aux pincements, ni aux piqûres. Comment peut-on lui enlever ses lunettes ? J’aimerais examiner ses yeux, voir s’il a des réactions oculaires.

— Je m’en occupe, intervient Christophe, empressé, mais avec sang-froid.

Il soulève délicatement la tête de Michael, toujours appuyée sur le dossier du fauteuil, pour accéder au dispositif de fermeture des lunettes qu’il libère. Il écarte lentement celles-ci de son visage. Une réaction de stupeur et d’effroi saisit l’assistance. Les yeux de Michael sont grands ouverts, complètement révulsés. Ses orbites semblent habitées par deux billes de porcelaine d’un blanc éclatant. Son visage ne révèle aucune expression.

— Attendez, qu’est-ce qui se passe, là ? s’exclame sourdement le médecin tout en refermant avec précaution les paupières de Michael. Tous ses paramètres vitaux paraissent normaux mais il semble être tombé dans un coma profond.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? demande Christophe, alarmé.

— Ici, on ne peut rien faire de plus, répond le médecin. Il faut le transférer au plus vite au Centre hospitalier de Poissy. On y sera dans moins d’un quart d’heure. Là-bas, ils le prendront en charge aux urgences, avec des examens plus complets : encéphalo, scanner, etc. Quelqu’un peut-il avertir sa famille ?

— Bien sûr ! Je m’en charge ! répond Christophe, manifestement déstabilisé. Michael est mon meilleur ami. Je vais appeler Mary, sa femme. Je ne sais pas comment je vais m'y prendre pour ne pas la rendre folle d'inquiétude au beau milieu de la nuit, mais je vais m'en charger !

— N’ayez crainte, renchérit Yves, nous faisons le nécessaire !

Yves donne une tape amicale sur l’épaule de Christophe pour tenter de le réconforter.

— Nous passerons le voir à l’hôpital tout à l’heure pour prendre de ses nouvelles.

Michael est déposé délicatement sur la civière par les trois pompiers, puis sanglé avec précaution. Le médecin installe un monitoring de surveillance de son pouls et de sa tension artérielle, et s’assure que la perfusion s’égoutte correctement. D’un bref mouvement de tête, il donne le signal de transporter Michael vers l’ambulance.

Peu de temps après, escorté par la voiture de police, le véhicule rouge file gyrophare éteint, en silence et à vive allure en direction de Poissy.

 

4 h 45

Christophe vient de prévenir Mary, l'épouse de Michael.

Il sort de son bureau les traits tendus, le teint pâle, la barbe naissante. Il emprunte machinalement le petit couloir qui mène directement, en quelques mètres, à la salle de réalité virtuelle. Cette pièce bourrée de technologie de pointe ressemble à un petit amphithéâtre, sorte de petite salle de cinéma panoramique qui peut accueillir une trentaine de spectateurs. L'écran, d'un blanc absolu, couvre toute la surface du mur de projection. Toutes les autres parois, y compris le sol, sont noires et mates. Au fond, en hauteur, est aménagé un petit espace pour l'opérateur avec des pupitres de contrôle et de commande. Un siège pivotant confortable avec de larges accoudoirs lui est réservé pour l'aider à supporter, sans trop d’efforts, les longues nuits de garde durant lesquelles il doit surveiller l'écran et les différents indicateurs.

Yves, affalé dans un fauteuil du premier rang, les yeux dans le brouillard, sort de sa torpeur.

— Ah, te voilà. Tu as réussi à joindre Mary ?

— Oui, je l'ai appelée sur la ligne cryptée, avec le numéro rouge pour les urgences. C'est bizarre, elle a décroché presque immédiatement, comme si elle s'attendait à mon coup de fil, ou comme si elle se doutait de quelque chose !

— Intuition féminine ? Ou un pressentiment, peut-être ?

— Évidemment, elle est très inquiète. Tu sais, on se connait vraiment bien, elle a beaucoup pleuré mais j'ai tout de même dû me résoudre à raccrocher. Je lui ai promis de lui donner des nouvelles régulièrement.

— Tu lui as rappelé qu'elle ne doit en aucun cas tenter de nous joindre, par quelque moyen que ce soit ?

— Rassure-toi, elle sait parfaitement que nous seuls pouvons la contacter avec nos moyens de chiffrement. Tu penses, depuis le temps ! Je n'ai pas eu besoin de lui refaire le topo, c'est même elle qui a pris les devants pour m'éviter de passer pour un gros lourdaud.

Christophe, intrigué, lève la tête.

— Tu vois ce que je vois ? L’écran de projection fonctionne encore.

— Oui, répond Yves, on voit encore la neige[1].

— Dis donc, je me demande vraiment ce qui a pu se passer ici cette nuit ! s’étonne Christophe, chuchotant dans le silence de la grande salle de projection devenu pesant.

— Moi aussi ! J’ai été réveillé et averti, comme toi j’imagine, par l’alarme reliée à mon téléphone, répond Yves, habitué à agir sans état d’âme. Je suis arrivé à peine cinq ou dix minutes avant toi sur le site. Ce sont les gardiens alertés par les sirènes qui sont arrivés les premiers ; ils ont découvert Michael inanimé et ont immédiatement appelé les secours ; les pompiers sont arrivés peu de temps après moi et se sont aussitôt occupés de Michael.

— Tu as prévenu la Direction ?

— Bien sûr. Vu les circonstances, j’ai immédiatement prévenu le PDG, et j’ai aussi dû appeler notre correspondant à la DCRI[2]. C’est la procédure à suivre en cas de gros problème.

— Alors, on va avoir la police sur le dos ?

— Forcément. Le patron a aussitôt dépêché les deux policiers que tu as vus repartir avec l’ambulance tout à l’heure. Il a également demandé à un commissaire, en poste au siège à Levallois, de venir nous retrouver ici dès que possible.

— Bon sang !

— Comme tu dis. Et il est déjà en route, puisqu’il m’a téléphoné tout à l’heure, pendant que les secours évacuaient Michael. Il devrait être là dans moins d’une demi-heure.

— C’est gai ! Bon, en attendant je vais faire le tour des écrans et des pupitres pour voir si je comprends quelque chose à ce qui s’est passé au niveau du matériel.

 

        à suivre...

 



[1] Dans le jargon du métier : image bruitée, sans signal, comme celle d’un téléviseur en marche sans antenne.

[2] DCRI : La DST (Direction de la Surveillance du Territoire) et la Direction Centrale des Renseignements Généraux ont fusionné en 2008 pour former la DCRI (Direction Centrale du Renseignement Intérieur, les services secrets).  La DGSI (Direction Générale de la Sécurité Intérieure) s’est substituée à la DCRI le 30 avril 2014.